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« L’écoute de l’autre m’affecte et me transforme ». Entretien avec Isabelle Le Bourgeois, La Croix, 07.01.2022. Des témoins réfléchissent à partir des questions envoyées aux catholiques du monde entier.

Isabelle Le Bourgeois

Religieuse auxiliatrice, psychanalyste (1)

Recueilli par Gilles Donada, le 07/01/2022 à 06:00 Modifié le 07/01/2022 à 07:00
Lecture en 4 min.
« L’écoute de l’autre m’affecte et me transforme »
Le cabinet de consultation d’Isabelle Le Bourgeois est situé dans la maison mère des religieuses auxiliatrices, à Paris.

Y a-t-il un préalable à l’écoute de l’autre ?

Sœur Isabelle Le Bourgeois : Oui, il s’agit d’abord de se disposer intérieurement à écouter. Ai-je envie d’entendre ce qu’une personne a à me dire ? Ai-je conscience qu’elle est différente de moi et que, en l’écoutant, je vais entrer en relation avec elle ? Cela me renvoie à une autre question d’une grande profondeur…

Laquelle ?

I. L. B. : Celle que Dieu pose à Adam dans le jardin d’Éden : « Où es-tu ? » (Gn 3,9). Eh oui, où en suis-je avec moi, avec l’autre, avec Dieu ? Qui es-tu, toi qui es là ? Suis-je prête à accueillir ta réponse, qui va forcément modifier quelque chose dans notre relation ? Car écouter, c’est être affecté…

Affecté, dans quel sens ?

I. L. B. : Je veux dire touché, transformé par cette écoute. Touché sur le plan affectif, émotionnel, personnel. C’est aussi accepter l’inconnu : je ne sais pas ce qui va se passer dans l’écoute. Chaque rencontre, avec les personnes qui viennent s’asseoir sur ce fauteuil ou s’allonger sur ce divan, est neuve, différente de la fois précédente. Moi-même, je ne suis pas dans le même état d’esprit, dans la même forme physique. J’essaie d’être consciente de ce qui se déroule en moi durant l’échange. Je peux ressentir de la joie, de l’enthousiasme, de l’admiration mais aussi de la lassitude, de la fatigue, voire, dans certains cas, de l’écœurement. Depuis plusieurs années, je reçois ici des personnes abusées et des abuseurs. Je ressens, par moments, une sensation de trop-plein. Mes viscères et mon corps sont touchés…

Comment évacuez-vous ce trop-plein ?

I. L. B. : Pour commencer, je limite le nombre d’écoutes de ce type. Compte tenu de ma double appartenance de femme d’Église et de psychanalyste, je suis souvent sollicitée. J’apprends à mettre de la légèreté dans ma vie grâce à des choses aussi différentes que la convivialité, la solitude, la promenade, la lecture.

Et la prière ?

I. L. B. : La prière est à part. C’est le pilier de ma journée. Elle peut prendre des formes variées. Je prie beaucoup avec les nouvelles du monde. Le matin, j’écoute la radio, je l’éteins, et je prie avec ce que j’ai entendu. Je prie avec la clameur du monde. Je peux être en colère mais aussi admirative. Il y a de magnifiques choses qui se passent, dont certains médias savent rendre compte. Ne pas se laisser submerger par le malheur et traquer les belles choses. Et Dieu sait qu’il y en a : les petits gestes de tous les jours, les sourires, les gens qui résistent et luttent, quoi qu’il arrive. Cette écoute alimente ma prière et ma qualité de présence auprès des personnes ou des groupes que je rencontre dans la journée. Souvent, avant de commencer une séance, je m’adresse intérieurement à Jésus en lui disant : « Je suis d’accord pour franchir le pas de cette porte, mais pas sans toi ! » À l’issue de la rencontre, je dépose ce que j’ai vécu à ses pieds. Chacun son job ! Je ne suis pas Dieu, évidemment, et lui n’est pas moi !

Quel est son job ?

I. L. B. : Difficile à dire (rires). Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas le mien ! Lui, il sait ce qu’il a à faire. En tout cas, les tâches sont bien séparées. La délimitation entre les deux ? Il peut y avoir des moments où je ne suis plus à ma place, où je penche trop du côté du sauveur – une tentation très prononcée chez les cathos… Cela se manifeste quand je m’acharne intérieurement à vouloir que l’autre s’en sorte. Je peux subtilement faire pression, par exemple en questionnant de façon trop poussée. « Je vous trouve très fatigué. Vous êtes vous posé la question de savoir pourquoi ? » Le piège peut aussi résider dans l’absence d’interrogation. C’est très subtil l’écoute. Je suis toujours sur une ligne de crête : être trop présente, ou pas assez. Je n’en prends pas forcément conscience tout de suite. Cela peut m’apparaître dans la relecture de ma journée ou lors d’une séance de supervision avec d’autres collègues où nous parlons de notre pratique. C’est un ajustement permanent car je ne suis jamais dans une position juste. Il faut l’accepter. Mais j’essaie d’être au plus près…

Pensez-vous qu’il y a une manière chrétienne d’écouter ?

I. L. B. : Difficile à dire… Peut-être, la conscience d’être trois dans cette rencontre : mon patient, Dieu et moi ; et le renoncement à la toute-puissance en voulant sauver l’autre. Dans ces moments d’écoute, on est tout pour l’autre. L’accompagnement psychologique ou spirituel, et la confession peuvent être de terribles lieux de mainmise, d’emprise… La personne vous considère comme quelqu’un qui sait ce qui est juste et bon pour elle. Elle vous demande conseil pour avancer dans sa vie. Je n’accède pas à cette demande. Mon rôle, c’est de faire émerger une parole inattendue, une parole qui surgit de l’inconscient. Il y a tant de choses que nous ignorons de nous-mêmes et que l’on découvre grâce au jaillissement d’une parole personnelle. Je reste dans la posture du messager et du témoin entre le Seigneur et eux-mêmes.

Quels sont les rôles de l’un et de l’autre ?

I. L. B. : Le messager est celui qui dépose dans la prière ce qu’il a entendu. Le témoin est celui qui écoute et qui peut rappeler ce qui a été dit, le chemin parcouru, quand la personne l’oublie. « Vous m’avez dit ça, vous vous souvenez ? » Mon désir, c’est que la personne grandisse dans sa propre voix/voie.

Qu’avez-vous retiré, sur le plan de l’écoute, de votre expérience d’aumônière de la prison de Fleury-Mérogis (Essonne) ?

I. L. B. : Pendant douze ans, j’ai écouté des personnes peu entendues car peu recommandables : des agresseurs sexuels. On me disait que c’était des gens qui n’avaient rien appris, qui étaient limités intellectuellement et humainement, qui ne savaient pas s’exprimer… Mais au nom de quoi n’auraient-ils rien à dire et ne mériteraient-ils pas, eux aussi, d’être entendus ? Je me souviens de ce moment où un détenu s’est levé en pleine homélie sur le pardon et le péché. Il nous a interpellés : « J’en ai ras le bol de vos histoires de pardon ! Cela veut dire qu’on fait quelque chose de mal, on va se confesser et ensuite on recommence ? » Le prêtre et moi, nous nous sommes regardés : nous ne pouvions pas laisser passer une telle question, qui s’était exprimée avec autant de liberté. Nous avons pris le temps d’y répondre. Je suis tellement touchée quand l’humanité se manifeste avec autant d’éclat.

Est-ce que ces expériences ont changé votre rapport à Dieu ?

I. L. B. : J’ai croisé de grands prédateurs. Je me suis demandé ce que je pouvais espérer pour eux… Puis, je me suis rendu compte que je n’étais habitée par aucune désespérance. Je découvrais une présence très sûre de Dieu. Ce Dieu-là, c’est le Christ du Samedi saint, celui de la descente aux enfers. Quelle que soit la profondeur du tombeau dans lequel nous nous sommes abîmés, j’atteste que Dieu est là, quoi qu’il arrive, et qu’il veut nous relever. C’est ce Dieu-là que j’ai appris à connaître et avec qui j’avance désormais.

(1) Auteur de Le Dieu des abîmes, à l’écoute des âmes brisées, Albin Michel.