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La charia, histoire et fantasmes

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TRIBUNE. Agité comme un chiffon rouge dans les débats français sur le « séparatisme » et le rapport des musulmans aux lois de la République, le mot « charia » n’apparaît pourtant qu’une seule fois dans le Coran. L’historienne et anthropologue Jacqueline Chabbi fait le point.
Par Jacqueline Chabbi

Publié le 29 décembre 2020 à 17h30 Mis à jour le 29 décembre 2020 à 17h36
Temps de lecture 8 min
Première sourate du Coran. (Wikipédia)Première sourate du Coran. (Wikipédia)

Peu de mots provoquent en France des réactions aussi virulentes que celui de « charia ». Certains disent craindre de se voir « imposer la charia » par des « musulmans conquérants » dans un avenir proche. La charia aujourd’hui, c’est donc un peu le chiffon rouge, générateur de fantasme collectif. Ce mot épouvantail ne manque pas de se trouver automatiquement associé avec ceux d’islam et de Coran. Certes, on ne saurait nier que charia soit un mot arabe et qu’il soit lié à l’islam. Mais, contrairement à l’opinion commune, y compris musulmane, pour le Coran c’est une toute autre histoire et cela, les non-musulmans comme les musulmans eux-mêmes n’en ont en général aucune idée.

Du point de vue de l’islam, que le mot soit présent dans les discours de l’islam contemporain, et notamment dans les salafismes, est un fait indéniable. En revanche, qu’il soit fondateur de législation dans la temporalité longue de l’islam est une autre affaire. Concernant d’abord le texte du Coran, alors que l’on pourrait croire que le mot y est central, on a de quoi être déçu. On ne trouve rien qui ressemble à la charia invoquée aujourd’hui comme recouvrant une soi-disant loi islamique que les musulmans seraient tenus d’appliquer à la lettre car relevant d’une injonction divine. Si une telle législation devait exister dans le Coran, en tout état de cause, elle ne se nomme pas charia.

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Une « législation » coranique spécifique ?
Le mot sharî’a(t) en transcription de l’arabe est utilisé une fois et une seule dans le Coran (sourate LXV, verset 18). Le radical de ce mot désigne le fait de « s’engager » dans quelque chose ou de « commencer » quelque chose. C’est également le sens du mot de même racine, shir’a(t), présent lui aussi une seule fois (sourate V, verset 48). Ces deux termes s’inscrivent donc dans le registre coranique très bien représenté de ce qu’on peut appeler les mots de piste. Au regard de l’anthropologie historique, cela renvoie évidemment au milieu naturel de l’Arabie aride, dans lequel il fallait toujours réussir à rester sur la bonne piste, puisque s’égarer conduisait à la mort. Le mot sharî’a(t) présente en plus cette particularité qu’il est lié à la piste qui conduit un troupeau – des chameaux dans le milieu d’origine – à un point d’eau affleurant, ce qui évite un puisage long et épuisant.

Alors charia ou pas, peut-on parler d’une législation réputée d’essence divine et innovante qui serait celle du Coran ? Un croyant musulman répondra sans doute par l’affirmative. Au contraire, un historien ne pourra répondre que par la négative. La « législation » qui transparaît en divers passages du Coran ne peut être que celle déjà existante dans sa société d’émergence, celle des tribus de l’Arabie et de son temps, le VIIe siècle. Par rapport aux règles qui régissaient cette société soumise à des contraintes vitales écrasantes, le Coran n’invente rien, il ne fait que confirmer l’existant, notamment quand il y est dérogé. Ainsi doit-il condamner, à son grand embarras, le meurtre intervenu pendant un mois considéré sacré, un temps durant lequel toute action violente était traditionnellement proscrite (sourate II, verset 217).

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que la plupart des aspects législatifs du Coran soient à situer en période dite médinoise. Muhammad est alors engagé dans un jeu politique pour faire triompher sa cause. Il doit réguler la conduite de ses partisans, notamment les jeunes bédouins indociles, dans l’opulente oasis de Médine où il a été accueilli. Il ne faudrait surtout pas qu’il y soit pris en défaut au risque de l’expulsion, ikhrâdj, comme celle dont il est menacé dans la sourate LXIII, verset 8. Un tel passage montre à l’évidence que, dans la réalité de l’histoire, Muhammad n’a pas été le chef incontesté de la umma musulmane que beaucoup fantasment aujourd’hui. Il a dû, jusqu’au bout, composer avec les puissants chefs de clan de l’oasis médinoise.

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La « charia des prophètes » : une influence juive et chrétienne
C’est totalement en dehors de ce contexte premier que le terme charia va apparaître, non comme un code législatif mais comme la « voie des prophètes ». On est alors dans un tout autre environnement, celui de la société impériale abbaside qui, à partir du IXe siècle, a commencé à intégrer les populations des terres extérieures à l’Arabie, soit religieusement quand elles le souhaitaient, soit simplement culturellement. C’est dans le cadre de cette intégration sociétale que des représentants éminents du judaïsme et du christianisme ont été amenés à traduire en arabe leurs propres textes sacrés, notamment à partir du Xe siècle. On a ainsi la surprise de découvrir que le grand rabbin Saadia Gaon (892 – 942) traduit en arabe la Bible hébraïque. D’origine égyptienne, il finit sa vie dans l’Iraq abbasside, au cœur des grandes écoles du judaïsme babylonien. Or, dans son tafsîr (exégèse) qui comprend donc sa traduction, il utilise le terme sharî’a(t) pour désigner indifféremment soit la Torah soit la « loi de Yahve » qu’il traduit comme étant la charia d’Allâh, sharî’at Allâh, qui est transmise à Moïse selon le passage d’Exode 13, 9. C’est également le cas, un peu plus tard, du théologien et médecin chrétien jacobite, Ibn Zur’a (943 – 1008), cette fois pour désigner la « loi du Messie », sharî’at al-Masîh.

C’est semble-t-il à leur exemple que, peu après, le terme va désigner la « loi des prophètes », sharî’at al-rusul, chez les grands théologiens musulmans, à partir de la fin du Xe et au XIe siècle, comme chez al-Ghazâlî (1058 – 1111). On considère alors qu’aucune époque ne peut se passer de la charia d’un prophète, le dernier et le plus éminent d’entre eux étant évidemment Muhammad. Les juristes de même période ne seront pas en reste mais préféreront au terme sharî’a(t) d’autres dérivés de la même racine pour définir des « règles (à suivre) » et qui concernent à la fois le rituel religieux et les différents aspects de la vie sociale. Dans les énormes recueils constitués à partir du XIe siècle, ils s’appuieront largement sur la tradition jurisprudentielle de leur école juridique de rattachement (officiellement au nombre de quatre dans le sunnisme), tout en affichant leur fidélité au Coran et au hadîth (la tradition des paroles attribuées à Muhammad) dont les recueils se constituent eux aussi entre le milieu du IXe et le Xe siècles. Mais on peut dire en définitive que, durant les âges classiques de l’islam, rien de tout cela ne ressemble de près ou de loin à un code légal unifié qui aurait le nom de charia.

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La modernité s’invente un passé
C’est avec l’époque moderne, qui bouleverse les équilibres politiques ancestraux dans le monde musulman (la colonisation ou le déclin des derniers empires en place, des Moghols de l’Inde dès la fin du XVIIIe siècle aux Ottomans à partir du milieu du XIXe siècle), que l’idée d’un retour à un passé idéal va surgir. On se persuade alors que l’on pourrait sortir du déclin et retrouver la gloire passée en restaurant la vie sociale et religieuse censée avoir été celle de la période initiale, celle du prophète et de ses pieux « compagnons », al-sahâba (terme ignoré du Coran). Cela s’inscrit évidemment dans une vision totalement fantasmatique : « Notre idéal, c’est Allâh. Notre leader, c’est le Prophète. Notre constitution, c’est le Coran », proclament les Frères musulmans égyptiens en 1928. Le slogan « l’islam c’est la solution » fait encore partie des arguments électoraux en Egypte en 2012. C’est également en invoquant ce même slogan qu’ont eu lieu au Soudan des manifestations contre des réformes législatives jugées « anti-islam », lors d’un vendredi dit de la colère, le 20 juillet 2020. Des amendements prévoyaient d’abolir la peine de mort pour apostasie, de criminaliser l’excision et d’autoriser les non-musulmans à importer, vendre et consommer de l’alcool. Ces dispositions législatives ont été condamnées par les protestataires comme « contraires à la charia ».

Cette focalisation sur « la charia » perçue comme une loi divine salutaire est bien sûr également présente dans l’idéologie wahhabite telle qu’elle s’est développée durant la seconde partie du XVIIIe siècle, d’abord en tant que secte autonome et rejetée par le sultanat ottoman. En effet, la constitution ottomane, mise en place en 1876 dans ce qui était encore à l’époque le principal pouvoir musulman, faisait certes de l’islam une religion d’état mais ne faisait référence ni au Coran ni à la charia. C’est à la suite de la chute de cet empire et de l’abolition en 1924 par Kemal Atatürk de la structure du califat (qui n’était d’ailleurs plus que symbolique depuis de longs siècles), que l’idéologie de la charia censée avoir été appliquée dès l’origine a commencé à prendre de l’ampleur. Elle s’est inscrite tout naturellement dans la doctrine du salafisme qui prône un retour à un passé considéré comme nimbé de toutes les perfections, celui de la supposée communauté musulmane initiale, autrement dit la umma du Prophète.

On est là évidemment face à un passé totalement mythifié, comme on peut le comprendre à travers l’itinéraire improbable de la notion de charia. Il n’en reste pas moins que l’idéologie portée par le salafisme est d’autant plus efficace que le monde musulman souffre d’un terrible déficit, celui qui le rend ignorant et, pourrait-on dire, orphelin de sa propre histoire. Mais on ne combat pas une idéologie par une autre idéologie. C’est le dilemme auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. Les proclamations de laïcité qui nous posent en donneurs de leçon ne pourront remédier à la situation actuelle. Elles sont totalement inaudibles face à une idéologie ancrée dans ses certitudes, largement diffusée par les canaux numériques internationaux, et martelée par les présumés « savants » installés en Arabie saoudite ou dans les pays du Golfe. Ils ne font que débiter un discours idéologique bardé de références hétéroclites et décontextualisées. C’est donc à un travail de fond et d’éducation qu’il faut s’atteler partout où c’est possible, c’est-à-dire ici et maintenant. Il est urgent de faire prévaloir le réel et sa complexité pour rendre à l’islam son humanité comme culture et comme civilisation et non pas seulement comme religion. C’est en ayant une vision lucide de son passé que l’on peut devenir responsable de son présent et procéder à une actualisation raisonnée des valeurs qui nous ont été léguées.

Jacqueline Chabbi, bio express
Historienne et agrégée d’arabe, Jacqueline Chabbi est professeure honoraire des universités. Elle a renouvelé l’approche des origines de l’islam par l’anthropologie historique. Elle est l’auteure des essais « le Seigneur des tribus » (CNRS, 2013), « le Coran décrypté » (Le Cerf, 2014) et « les Trois Piliers de l’islam » (Seuil, 2016). Dernier ouvrage paru : « On a perdu Adam. La création dans le Coran » (Seuil, 2019). Le 24 septembre dernier, elle a publié un livre de dialogue avec Thomas Römer : « Dieu de la Bible, Dieu du Coran », aux éditions du Seuil.

Jacqueline Chabbi